Chapitre 7
Ki fut réveillée par les primes lueurs d’une aube grise.
Dans l’air froid, ses souvenirs et ses rêves de la nuit dernière lui revinrent dans un grand tourbillon qui les mêlait sans cohérence. Elle tressaillit en constatant son émotivité. Elle repoussa les couvertures. Le froid la caressa et elle descendit en silence de la plate-forme du lit pour enfiler rapidement ses autres vêtements. Vandien dormait toujours, un bras en travers du visage. Ki tira sur la porte de la cabine qui s’ouvrit. Elle coulissait difficilement.
Le vent s’était arrêté de souffler pendant la nuit. De la neige avait été repoussée contre les roues de la roulotte ; elle était à présent étalée sur le banc du conducteur. Pourtant, tout était calme et immobile, et le froid était plus écrasant que jamais. Le ciel voûté avait une teinte bleu pâle lointaine. Désert. Ki le scruta depuis la porte de la cabine, puis grimpa sur le banc pour examiner tout le ciel. Il était limpide, sans nuage, sans ailes noires planant dans le lointain.
Elle souffla, soulagée. Puis ses yeux se portèrent sur l’amas gris des robes des chevaux dans la neige et sur leurs formes effondrées et affalées.
— Malheur ! hurla-t-elle avant de bondir au sol et de courir vers eux.
Avec un sursaut et un grognement, les hongres se redressèrent, effrayés par son mouvement brusque. Ki rit de soulagement. Ils étaient en train de dormir, les jambes pliées sous eux pour conserver la chaleur. Elle les appela avec des paroles douces et une poignée d’avoine. Ils vinrent, d’abord timides, puis impatients de lui manger dans la main. Elle leur retira les couvertures et les ramena sur les traces. Elle les harnacha en vitesse.
Un moment, pendant la nuit, une détermination d’acier avait surgi en elle. Elle se mettrait en route, tout de suite, pour vaincre ce col et faire passer sa marchandise. Malheur à quiconque tenterait de lui barrer la route, qu’il soit harpie ou homme. Elle posa les couvertures autour d’elle sur le banc, se demandant si le froid pouvait empirer.
Le vent avait effacé les traces de la roulotte derrière eux. Devant elle, la piste s’étirait le long de la paroi de la montagne. Elle était parsemée de petites congères pareilles à des vagues. Cela ne poserait aucun problème à l’attelage. Ki s’étira et sentit ses épaules bouger et craquer. Elle fit partir les chevaux. Les roues tournèrent presque sans bruit, fendant la neige blanche en un étroit sillon. L’attelage n’avait pas besoin d’être beaucoup guidé. D’un côté de la piste, le sol descendait à pic. De l’autre, la paroi lisse s’élevait comme un mur.
Ki entendit la porte de la cabine s’ouvrir derrière elle. Elle se retourna vite pour se retrouver face à Vandien qui émergeait du sommeil : il clignait des yeux à cause de l’éclat de la neige et se frottait le visage.
— D’ici midi, aujourd’hui, nous passerons devant les Sœurs, annonça-t-il avec satisfaction.
Il commença à tousser, se convulsant sous l’effort. Puis il s’assit rapidement sur le banc, à côté d’elle, tirant sur les couvertures et les installant comme pour ménager un nid. Quand il fut installé et qu’il eut repris son souffle, il pointa la main vers l’avant, dans une direction où la piste semblait s’éloigner vers un espace dégagé.
— Après ce virage, nous pourrons voir les Sœurs. Mais d’aussi près, elles ne ressembleront pas à grand-chose de plus qu’une éminence de pierre noire sur la falaise. Une fois que nous aurons dépassé les Sœurs, nous voyagerons encore un peu sur le flanc de cette montagne. Puis la piste commencera à nous conduire de l’autre côté de la montagne, et en bas. Je serai heureux de voir l’autre côté de ce col.
Il sifflota pendant un moment, sans suivre un air précis.
— Tu as faim ? demanda-t-il soudain à Ki.
Elle acquiesça et il replongea dans la cabine. Elle l’entendit ouvrir des placards et fouiller dans des tiroirs. Ki lui dit sans se retourner :
— Il y a du fromage enveloppé dans un torchon, sur l’étagère au-dessus de la fenêtre.
Il poussa un plateau chargé sur le banc devant lui. Il avait empilé dessus des bouts de fromage, des tranches de saucisse et deux morceaux de pain dur. Le tout était gelé, ce qui le rendait encore plus difficile à mâcher. Ki mangea sans y prêter attention, gardant un œil sur l’attelage et un autre sur la piste devant elle. Le virage serré que Vandien lui avait désigné n’était qu’un effet d’optique. Quand ils s’en approchèrent, Ki découvrit que le tournant était progressif, suivant le flanc arrondi de la montagne. Sur le virage, la neige commençait à devenir sensiblement plus profonde à chaque tour de roue. Là, le vent n’avait pas balayé la neige, mais l’avait accumulée et tassée sur la corniche. Les chevaux pommelés se frayaient résolument un passage, mais Ki ressentit une inquiétude croissante. Toute la matinée, elle s’était réjouie de la bonne fortune qui lui avait offert une route dégagée et un ciel nettoyé de harpie. À présent, elle envisageait que le mâle harpie connaissait ce col et qu’il attendrait jusqu’à ce qu’elle soit embourbée dans la neige pour frapper. Elle serra les dents, et plissa les yeux pour lutter contre la luminosité de la neige. Son visage se raidissait, son nez fourmillait de froid, ses cils se collaient ensemble quand elle clignait des yeux. Le froid perçant, la neige amassée, et une harpie dans les airs... Ki était submergée par ses propres angoisses.
La hauteur de neige était à son niveau le plus élevé, maintenant. L’attelage pouvait à peine soulever les lourds sabots au-dessus d’elle avant de replonger dans le manteau blanc. À chaque pas, elle s’épaississait. Les grandes roues commencèrent à coller et à tressauter, et Ki entendait le frottement de la neige quand la roulotte passait au-dessus. Bientôt, les roues glissèrent au moins autant qu’elles tournaient. Les chevaux se débattaient et ruaient, ne tirant plus régulièrement, comme un attelage, mais traînant la roulotte par à-coups du mieux qu’ils pouvaient. Ki les arrêta et de la vapeur s’éleva en volutes tournoyantes de leurs corps énormes.
— Les Sœurs ! s’écria Vandien, d’une voix étouffée.
Il avait tiré sa capuche aussi loin qu’elle pouvait aller et la tenait presque entièrement fermée sur le bas de son visage. Ki leva les yeux.
Elles se dressaient loin au-dessus de la piste. Bientôt, la roulotte passerait exactement sous elles. Comme Vandien l’avait dit, elles n’étaient plus les deux femmes enlacées qu’elles avaient semblé quelques jours auparavant, tout en bas de la montagne. Maintenant, elles étaient une petite excroissance de roche noire et luisante, loin au-dessus de la tête de Ki. La neige arrivait presque à leur base. Un frisson suscité par autre chose que le froid parcourut Ki quand elle les regarda. Elles la dominaient, menaçantes, avec une endurance et une vigilance parfaites, gardant le col pour l’éternité. La surveillance constante – c’était la seule impression qu’elles suscitaient en Ki, à présent. Rien, de la beauté et de l’amour qu’elle avait entraperçus en bas, ne vint la faire frissonner. Elle se sentit pleine de crainte à l’idée de passer sous leur regard scrutateur. Elle comprit à quel point Vandien avait raison d’être impatient de les dépasser et d’être en train de descendre de l’autre côté du col.
Ki fit repartir son attelage. Les hongres n’étaient partis que depuis quelques secondes qu’ils trébuchèrent tous les deux. Ils se rétablirent prestement, mais seulement en levant haut les pattes pour poser leurs sabots avant sur un rebord invisible devant eux. Ki regarda avec quelque surprise les deux chevaux gris lutter pour monter sur un niveau plus élevé, où la neige était moins profonde. Le harnais émit des craquements, tendu par l’effort inhabituel de la traction de l’attelage sur un palier supérieur à celui de la roulotte. Puis les roues frappèrent quelque chose dans un grand choc et se coincèrent contre une bosse de glace cachée sous la neige. L’attelage fut tiré brusquement en arrière, cassant presque le harnais. Vandien s’accrocha au banc et à Ki avec un cri de surprise.
— Pourquoi ne m’avais-tu pas prévenue que cette portion de la piste était accidentée ? siffla-t-elle pendant qu’elle retenait l’attelage dérouté.
— En été, la piste qui traverse ce col est lisse et plate comme une chaussée. Je n’ai aucune idée de ce que nous avons heurté.
Ils se regardèrent pendant un moment, puis descendirent tous les deux de la roulotte et avancèrent en enjambées pataudes dans la neige. Ki se pencha pour dégager et creuser la neige devant les roues. De la glace. De la glace pure, toute une ligne, se dressait sur la route. Ki l’examina en fronçant les sourcils et étudia la paroi de la falaise devant eux, cherchant les traces d’une avalanche, qui pourrait expliquer la présence de la glace. Il n’y en avait aucune. Vandien poussa un juron, de l’autre côté de l’attelage.
— Un serpent de neige ! cracha-t-il d’une voix amère. Il a dû venir de l’autre côté du col, puis a fait demi-tour pour je ne sais quelle raison. Sans doute pour laisser ce muret ici, et nous bloquer... Les dieux crachent sur mon sort !
Ki ne répondit pas. Elle examina l’obstacle. Même sous la neige qui le dissimulait, il était impressionnant. La marche que les chevaux avaient grimpée était à la hauteur du genou de Ki. Les hongres s’agitaient, mal à l’aise, dans le harnachement, qui les tirait en arrière et vers le bas.
— Nous allons devoir nous débrouiller pour tailler une rampe dedans, afin que les chevaux puissent tirer la roulotte dessus.
— Tout ça pour redescendre d’un seul coup de l’autre côté ! commenta méchamment Vandien. C’est la piste d’un gros serpent, Ki. Elle a pourri toute la route devant nous. Cette montée de glace n’est que le début. S’il a ondulé d’avant en arrière sur la piste, on peut s’attendre à n’avoir que des montées et des descentes d’ici jusqu’à l’autre côté de la montagne. Et s’il a avancé tout droit, tu comprendras vite qu’il a laissé une bosse de glace d’un côté ou de l’autre de la piste. Est-ce que tu as vraiment envie de voyager avec une paire de roues perchée sur la bosse pendant que l’autre côté de la roulotte cale et patine dans la couche de neige ?
Ki ne répondit pas. Elle marcha tant bien que mal dans la neige jusqu’à la roulotte pour ramener les couvertures des chevaux et sa hachette. Même son entêtement devait s’abaisser à reconnaître quel outil ridiculement petit elle avait pour accomplir cette besogne. Cela prendrait du temps.
Elle détacha les chevaux de la roulotte, laissant le harnais en place. Elle prit leurs couvertures et les siennes ; qui étaient usées, et les déploya sur eux. Mieux valait ne pas les laisser immobiles dans ce froid sans les couvrir, après qu’ils avaient travaillé et sué toute la matinée. Une ration d’avoine acheta la patience de l’attelage. Vandien regarda Ki avec de grands yeux incrédules. Ki fit quelques pas devant les chevaux, jusqu’à ce qu’elle s’enfonce soudain dans la neige jusqu’aux hanches. L’attelage la regarda avec curiosité se débattre et s’efforcer de remonter sur la bosse.
— Et une autre rampe pour descendre, ajouta-t-elle d’un ton sec.
— Tu es folle. Tu es complètement folle, ma pauvre femme. Tu crois encore que tu pourras obliger cette roulotte à passer ? Et voilà, elle hoche la tête ! Que les dieux m’en soient témoins, elle hoche la tête !
Ki l’ignora. Elle revint, hachette en main, et commença à dégager à coups de pied la neige devant les roues. Sur le banc, Vandien parlait doucement, dans une langue qu’elle ne reconnaissait pas. Elle s’arrêta pour admirer son débit, puis reprit obstinément sa besogne.
La hachette mordit la glace, mais pas profondément. La taille des éclats désespéra d’abord Ki, puis l’incita à accélérer l’allure. Elle entendit Vandien descendre de la roulotte et hasarda un coup d’œil dans sa direction. Il lui lança un regard noir et furieux, puis se baissa et commença à évacuer la neige et la glace. Ils ne discutèrent pas de la manière dont ils allaient procéder, mais commencèrent tacitement à alterner l’utilisation de la hachette. Ki la mania un moment, puis la passa à Vandien pendant qu’elle dégageait les éclats. Tandis qu’elle attendait qu’il la lui rende, elle scruta les cieux d’un bleu glacé.
Le soleil était au zénith quand Ki rattacha l’attelage à la roulotte. Les rampes qu’ils avaient creusées étaient abruptes. L’attelage courba l’échine et faillit presque avancer à genoux pour réussir à faire monter les roues sur la pente. Ki était à leur tête, les tirant et les encourageant. Vandien avait fait le tour jusqu’à l’arrière de la roulotte pour ajouter sa force infime à celle des hongres pommelés. L’attelage tirait, les yeux exorbités, les naseaux frémissants, et pesait de tout son poids sur le harnais. Puis Ki les fit s’arrêter, les flattant et les calmant avant de leur faire essayer encore. Elle était perdue dans le compte des tentatives quand, soudain, de façon incroyable, la roulotte avança. Elle n’osa pas les laisser se détendre mais les pressa vite de continuer, accumulant de l’élan, de sorte que les roues arrière ne s’arrêtèrent qu’une seconde avant d’avancer elles aussi, en glissant et en tournant, sur la rampe. Puis Ki arrêta l’attelage à bout de souffle.
— Nous sommes montés ! s’exclama-t-elle.
Elle courut à l’arrière de la roulotte pour s’assurer qu’elle était bien sur la bosse. Vandien était debout dans la neige profonde dont ils venaient de s’extraire. Ses bras étaient repliés sur sa poitrine. Il avait un air de triomphe et de défi. Derrière lui, dans la neige, se trouvaient trois sacs de sel et la charge restante de sacs d’avoine. Ki se tourna, incrédule, pour voir l’arrière de sa roulotte vide. Maintenant, elle comprenait pourquoi ce dernier effort avait paru si facile.
— Ma marchandise ! siffla-t-elle en s’avançant vers lui.
— ... serait sans doute mieux dans ta poche. Pourquoi risquer ta vie pour cette mascarade ? J’ai laissé deux sacs d’avoine au fond de la roulotte et le bois pour le feu. Cela devrait suffire à nous faire franchir le col. Vivants.
Les yeux noirs de Vandien croisèrent sans ciller son regard furieux. Ki y décela une lueur d’humour rivalisant avec un éclat de défi. Elle s’efforça de ne pas regarder la roulotte. Vandien s’efforça de réprimer un sourire, mais n’y parvint pas.
— Ils sont encore là. Si j’avais voulu les voler, j’aurais pu le faire depuis longtemps. Et je ne t’en parlerais certainement pas maintenant. Je te l’ai déjà dit, je ne suis pas un voleur dans l’âme. Mais va vérifier, si tu veux. Ça ne me vexera pas.
Ki continuait à le fixer des yeux. Maudit soit-il !
— Je n’ai rien contre les mensonges, tant qu’ils ne mettent pas de vie en danger. Mais quand c’est ma vie qu’ils mettent en péril, alors je prends les choses en main.
Il la regarda en penchant la tête, levant les sourcils d’un air charmeur. Ki affronta son regard sans une once de sourire.
— Remets un sac de grain en place. Quand il s’agit de mon attelage, je préfère avoir une large marge de sécurité. Les rationner pourrait s’avérer une autre façon de mettre nos vies en péril, affirma-t-elle avant de tourner les talons.
Elle était déjà à l’œuvre, en train de creuser une rampe pour descendre, quand Vandien revint à l’avant. Les chevaux, toujours protégés par les couvertures, observèrent les humains qui avaient percé une pente abrupte dans la glace. Ils tournaient tous les deux fréquemment des yeux inquiets vers le ciel. Vandien se renfrognait en voyant le passage du soleil, mais Ki scrutait avec une gratitude prudente le vide qu’elle trouvait au-dessus d’elle.
Quand la rampe fut enfin prête, Ki mena l’attelage quelques pas vers le bas. Elle mit le frein sur la roulotte, et Vandien, sur le banc, dut lutter pour ne pas tomber quand la roulotte pencha et glissa en bas de la rampe. La neige, après la bosse, était profonde et les chevaux caracolèrent frénétiquement vers l’avant pour éviter de se faire écraser par la roulotte. Ki tressaillit en voyant les épreuves que son attelage et sa roulotte traversaient. Une fois à l’abri, plus bas, elle arrêta les chevaux pour faire une rapide inspection des roues et des essieux. Il était difficile de bien voir : la neige montait presque jusqu’au fond de la roulotte.
Ki enleva les couvertures des chevaux, puis Vandien et elle remontèrent sur la roulotte. Elle agita les rênes. Les ombres de l’attelage étaient bleues sur la neige. Ils tirèrent sur le harnais sans entrain, et la roulotte commença à avancer tant bien que mal. Le cœur de Ki bondit dans sa poitrine quand elle réalisa qu’une brise légère souillait sur son visage. Elle pria pour que le vent se lève de nouveau. Elle préférait des trombes d’eau et des tas de neige à une seule harpie planant dans le ciel.
Pendant un moment, tout se passa bien. L’attelage se collait à la paroi rocheuse, où la neige semblait le moins profonde. Mais le bord de la piste était couvert d’une épaisse couche de neige, formant un mur qui bloquait la vue de Ki sur le vide. Dieux merci, il coupait également le vent.
Ils s’approchèrent des Sœurs ; enfin, la roulotte les dépassa doucement. La falaise était trop verticale et Ki avait le soleil dans les yeux. Elle ne voyait pas le sommet des têtes des Sœurs, et encore moins le haut de la falaise. Plus bas, elle apercevait la roche dont les Sœurs étaient constituées. Luisante et noire, elle ne renvoyait aucun reflet de lumière de la neige. Son miroitement lisse évoqua à Ki celui d’un morceau de bois délicatement poli. Elle eut l’impression de pouvoir regarder dans les tréfonds de cette pierre brillante.
Les rênes s’agitèrent dans ses mains, ramenant son esprit à la conduite. Sigurd se cabra à moitié, forçant Sigmund à s’arrêter. Sigurd était pressé contre l’arrière du harnais et son arrière-train s’écrasait presque contre la roulotte. Ki lança un regard en direction de Vandien. Il avait la bouche serrée. Il semblait faire un effort pour ne rien dire. Ki se laissa tomber de la roulotte une nouvelle fois, pour marcher à grandes enjambées dans la neige. Mais elle ne s’enfonça pas comme elle s’y était attendue. Au lieu de cela, elle se retrouva debout, presque au niveau de l’assiette de la roulotte. Ce qu’elle avait pris pour un grand tas de neige, sur le bord de la piste, était en fait un manteau neigeux recouvrant une traînée de glace. Elle s’avança jusqu’à l’endroit où la traînée bifurquait brusquement devant Sigurd. Ki regarda vers l’avant. La bosse de glace surplombait le centre de la piste, à présent. Elle avait rabattu l’attelage de plus en plus près de la falaise, jusqu’à ce que la piste ne soit plus assez grande pour que la roulotte puisse passer.
— Le serpent, commença à expliquer Vandien, a visiblement voyagé sur l’extérieur du chemin jusque-là. Mais ici, pour des raisons que nous ne pouvons comprendre, il a décidé de passer finalement au centre de la piste. Si je me mets debout sur le banc (ce qu’il fit), je constate que la bosse de glace que le serpent a créée sur son passage s’étend désormais au milieu du chemin aussi loin que je puisse voir. Ce qui n’est pas loin, avec la lumière qui décroît. On pourrait noter, en passant, que la zone restante de chaque côté de la bosse est trop étroite pour une roulotte. Une roulotte ne peut pas franchir ce col pour l’instant. Mais un homme, ou une femme, à cheval, le pourrait. Comme une personne l’a expliqué à une autre il y a quelques jours...
— La ferme ! s’écria Ki avec une rage féroce.
Les chevaux sursautèrent de surprise à l’intonation de sa voix. Elle demeura le dos tourné à Vandien et l’attelage, et contempla sans un mot la piste impraticable. Elle se tenait sur une grosse bosse de glace qui, comme Vandien l’avait dit, serpentait au milieu de la piste. Le vent s’égara autour d’elle, agitant à peine ses vêtements au passage. Elle se demanda s’il se lèverait suffisamment pour obliger une harpie à rester dans le ciel.
— Si le vent se lève, il pourrait faire souffler encore davantage de neige sur nous, insista Vandien, comme s’il pouvait lire dans son esprit. Le ciel est peut-être dégagé, mais le vent soulèvera la neige des altitudes supérieures pour la redéposer ici.
— La ferme ! répéta Ki, mais avec moins de force.
Brusquement, elle était épuisée et la fatigue lui embrumait le cerveau. Les ombres se dressaient, de plus en plus sombres, et les Sœurs semblaient plus imposantes encore. Elle regarda la tête baissée des chevaux. Elle ne pouvait rien leur demander de plus, aujourd’hui.
— Installons le camp, concéda Ki.
Pendant la nuit, elle trouverait une idée. Pour le moment, ils avaient tous besoin de repos. Elle se traîna dans la neige jusqu’à la roulotte, tira sur les couvertures des chevaux. Vandien resta assis dessus. Il baissa sur elle des yeux désolés, au milieu de son visage blême.
— Ki, dit-il doucement, d’un ton presque suppliant. Nous ne pouvons pas faire étape ici. Nous sommes à l’ombre des Sœurs. Même s’arrêter si peu de temps excite leur mécontentement. N’importe quel érudit, de l’autre côté du col, connaît des histoires sur ce lieu. Je t’ai raconté les légendes. Je te jure qu’elles sont vraies. Rester ici signifie que nous allons tous mourir.
— Seulement si nous mourons gelés ou si un cheval mal couvert attrape froid et tombe malade. C’est certainement comme cela que les gens meurent, ici : ils discutent tellement qu’ils finissent par en mourir.
— Ki...
Vandien tremblait de véhémence et de froid. Il serrait ses bras contre lui. Ki se demanda s’il résistait au froid ou à l’envie de la gifler.
— Je te demande encore une fois de...
— La roulotte vient aussi, coupa net Ki, d’un ton sans appel.
Elle vit ses yeux s’élargir, observa les muscles de son visage se contracter. Elle tira fermement sur les couvertures, soudain furieuse contre lui. Elle leva des yeux exorbités vers lui au moment précis où son poing serré s’abattait du ciel. L’éclair bleu la frappa. De très loin, elle entendit la voix de Vandien qui s’éloignait :
— Que devient une sentinelle quand le besoin de vigilance disparaît ? Qu’arrive-t-il à un chien de garde quand la famille déménage et le laisse enchaîné à sa niche ? Certains meurent de solitude, et d’autres brisent leurs liens pour vivre leur vie. Mais si l’un d’eux ne connaît que sa surveillance, s’il vient d’une lignée conditionnée pendant des siècles à monter la garde, si la seule chose dont il est conscient est la nécessité de protéger le portail, alors un tel chien peut rester ; il peut continuer à monter la garde pendant des siècles, longtemps après que les gens qu’ils gardaient sont passés vers d’autres cieux. Quelqu’un de cette trempe peut continuer. Et d’autres peuvent faire comme lui...
La voix de Vandien se perdit dans un murmure lointain et navré. Des eaux profondes se refermèrent sur Ki. Elle coulait. Les eaux chaudes et noires, pleines d’horreurs familières, tourbillonnaient autour d’elle. Elle connaissait bien ces atroces souvenirs : c’était comme un retour macabre aux origines. Ki planait. Elle avait déjà fait ces rêves. Elle le savait. À une certaine époque, à un certain endroit, elle avait déjà été piégée là. A présent, elle savait comment s’enfuir. Elle n’avait qu’à ouvrir les yeux. Simplement ouvrir les yeux. Mais sa tête lui faisait mal, elle se sentait sonnée, et il lui sembla que ses yeux étaient déjà ouverts. Elle s’enfonça encore dans les ténèbres, dans l’obscurité éternelle. Et dans le noir, elle se rendit compte qu’elle avait les yeux fermés, et enfin, dans un grand déchirement, elle les ouvrit...
Ki s’éveilla dans le noir. Il était trop tôt pour se lever. Le reste de la maison dormait encore. Elle resta allongée calmement dans son lit, contemplant avec soulagement le petit carré d’étoiles que sa fenêtre ouverte encadrait. Elle remua sur son matelas humide et explora à contrecœur les rêves qui lui avaient causé une telle suée. Ils n’étaient plus que des fragments incohérents, à présent, des rêves de terreur et de remords. Nils l’avait observée. Elle ne pouvait plus le voir, mais elle avait senti ses yeux, senti ses mains qui essayaient de la ramener. Elle l’avait repoussé et s’était enfuie loin de lui, traversant des rideaux noirs qui claquaient. Elle avait couru dans un long couloir sombre qui passait par plusieurs portes, claquant chacune d’elles derrière elle dans sa course. Puis elle avait franchi la dernière porte et l’avait fermée violemment, et elle s’était retrouvée soudain au pied de la falaise des harpies.
Une fois de plus, elle avait escaladé la paroi, bien que Cora fût fermement accrochée à ses jambes, pleurant et la suppliant de ne pas le faire. Ki avait donné des coups de pied pour la dégager, et l’avait regardée rebondir puis s’écraser sur la paroi rocheuse. Ki avait ri fort en voyant cela, et son rire était semblable au sifflement d’une harpie. Elle avait atteint l’aire, vu une nouvelle fois le feu, puis l’explosion des œufs. Mais des œufs s’étaient écoulées non pas des fœtus de harpies, mais les formes miniatures de Sven, Rissa et Lars, repliés et couverts de sang et de liquide. Ki était trop horrifiée pour toucher leurs petits corps froids et mouillés. Ils avaient gigoté dans le fluide et les fragments de coquille, puis étaient morts sous ses yeux avec de petits cris étranglés. Ki les avait tués. La mère harpie était apparue, se posant sur une corniche au-dessus de Ki et pleurant, avec la voix de la jeune femme, leur mort. Ki avait essayé de hurler qu’elle était désolée, tellement désolée, mais de sa gorge n’avait jailli qu’un sifflement moqueur. Et pendant toute la scène, elle avait entendu les pas de Nils et sa respiration bruyante, alors qu’il la cherchait dans le couloir sombre. Il ne l’avait pas trouvée. Quand Ki l’avait senti s’approcher, quand elle l’avait entendu ouvrir la dernière porte, elle s’était réveillée. En reprenant conscience, elle avait remporté une maigre petite victoire.
Ki se leva de son lit, enfila des vêtements à l’aveuglette et fourra ses pieds nus dans ses bottes usées. Une détermination féroce brûlait en elle. Un sentiment de danger pesait sur elle et refusait de disparaître. Le vieil homme était un danger, un péril mortel pour Ki. Plus vite elle s’éloignerait de lui, mieux cela irait. Elle s’agita dans sa chambre, rassemblant ses vêtements et ses quelques biens. Elle les lança sur le lit défait et en fit un baluchon. Haftor avait raison. Elle devait partir maintenant. Ne sachant pas ce qui la motivait, incapable de trouver un fondement à son pressentiment, elle fit ses préparatifs.
Elle se faufila dans le couloir obscur, et passa devant la chambre cérémonielle où elle avait dormi la nuit du rite. De l’intérieur, on entendait les sons bougons du vieil homme, qui marmonnait dans son sommeil. A ces bruits, Ki serra les dents, dans le noir. Elle gagna la salle commune et en sortit, refermant doucement la lourde porte derrière elle.
La grange n’était pas éclairée. Ki s’égratigna les jambes sur quelque chose en bois, trébucha puis continua d’avancer. Dans le noir, elle grimpa sur sa roulotte et entra dans la cabine. Elle trouva le bout d’une bougie près de son briquet à amadou, sur l’étagère. Elle lança son balluchon sur la plate-forme du lit pour pouvoir allumer la lumière. Avec des mouvements à la fois frénétiques et mesurés, elle commença à mettre en ordre sa cabine. Elle enleva la poussière, secoua les couvertures dehors, ouvrit les tiroirs, les pots et les coffres pour voir si les provisions étaient encore bonnes. Il n’y avait pas de charançons dans sa farine, mais les herbes à infuser s’étaient desséchées et n’étaient plus que de la poussière sans goût. Ki les jeta. Il n’y avait ni viande, ni racines sèches, ni poisson saur, ni miel, ni lard, ni fromage... Le cœur de Ki perdit courage quand elle fit mentalement la liste de ce qui manquait. Sa tête commença à lui faire mal, et ses oreilles se mirent à bourdonner. Dans un sursaut, elle balaya ses peurs et son indécision. Elle allait partir. Elle se débrouillerait, d’une façon ou d’une autre.
Ki continua avec l’extérieur. Le harnais s’était raidi, n’ayant pas servi pendant des mois. Ki le huila généreusement. Une rasade supplémentaire de graisse pour chaque roue. Un examen des chevilles et des essieux. Une joie sauvage monta en Ki devant la rapidité avec laquelle elle accomplissait chacun de ces travaux bien mémorisés. Elle tenta de formuler dans son esprit les mots pour dire adieu à Cora. Son affection pour la vieille femme n’avait pas diminué, mais Ki ne pouvait plus pardonner le renouveau des coutumes harpies qu’elle prônait. Elle espérait que Cora comprendrait, et qu’Haftor tiendrait sa parole de la ravitailler de nouvelles provisions.
La grisaille de l’aube commençait à se changer en un ciel d’automne bleu quand Ki revint à la maison. Elle avait examiné son attelage. Ils étaient plus gras que d’habitude. Ils étaient reposés par les mois passés sans labeur quotidien. Mais ils étaient venus à Ki de bon gré, semblant aussi impatients qu’elle de reprendre leur vie sur les routes.
Rufus franchit le seuil au moment où Ki approchait et l’empêcha d’entrer. Elle le dévisagea froidement pendant qu’il l’étudiait. Son regard voleta sur elle de façon insultante. Il finit par jeter un coup d’œil dans la direction d’où elle venait, comme s’il s’attendait à voir quelqu’un partir.
— Tes cheveux se détachent de leurs nœuds de veuve, fit-il perfidement remarquer.
Ki y porta la main avec embarras.
— Je ne m’en suis pas préoccupée, ce matin.
Elle fit un pas vers la maison, mais Rufus ne s’écarta pas.
— Peut-être que Ki elle-même se détache de son veuvage, insinua-t-il. J’ai entendu dire que les Romni ne gardaient pas le deuil très longtemps.
— C’est ce qu’on peut penser d’eux, répliqua Ki, en choisissant délibérément la distance du «eux ». Il n’y a pas de temps fixe pour la période de deuil. Ils savent que la douleur ne se mesure pas en jours.
Rufus rota discrètement.
— Il leur manque un nombre étrange de rites, non ? Pas de durée fixe pour le deuil, pas de cérémonie de fiançailles, aucun rite avant l’union d’un homme et d’une femme...
Ki l’interrompit, les yeux plissés.
— Ton peuple n’a pas de période de deuil du tout, mis à part votre rite de Relâchement.
— Avec lui, il n’y a pas de mort et donc aucun besoin de deuil, répliqua posément Rufus. Habituellement.
Il mit dans ce mot une légère insistance, comme pour remuer la lame d’un couteau dans la plaie. Il s’écarta ensuite, avant de s’éloigner du porche et de traverser la cour. Ki le suivit du regard. Elle fut saisie par une puissante colère contre lui. Mais elle n’avait pas le temps de la satisfaire. Elle se sentait écrasée par une impression de danger.
Elle alla dans sa chambre vide pour lisser et renouer ses cheveux, sur lesquels Rufus avait des remarques tellement pleines de sous-entendus. Elle se renfrogna pendant qu’elle serrait les nœuds. Ainsi, Rufus croyait qu’elle avait passé la nuit avec Haftor. De la politesse glaciale, il était passé au mépris familier. Ki haussa les épaules. Qu’il pense ce que bon lui plaisait. Bientôt, elle serait libérée de tout ça. Elle refusait de ressasser ces histoires. Elle essaya de se calmer, rassemblant son courage pour son duel avec Cora. Elle ne s’attendait à rien de moins. Comme sa détermination s’accentuait, son moral remonta. Elle ferait en sorte que son départ soit net et honorable. Cora, elle s’en doutait, préférerait aussi que cela se passe ainsi.
Ki commença à entendre l’agitation familière de la maison au travers des murs. Ce n’était que maintenant qu’ils se levaient. Rufus avait toujours été le premier levé. Les autres dormaient tard, après le lever du soleil. Ki prit une dernière grande inspiration puis se dirigea vers la salle commune.
Cora était assise seule à table, une tasse fumante devant elle. Ki la regarda boire une gorgée de la soupe de céréales ressemblant à une bouillie dans la tasse. Elle n’éveilla pas l’appétit de Ki. Celle-ci avait hâte d’acheter des herbes à infuser pour préparer ses propres tisanes aromatiques, le matin, près du feu. Elle puisa de la force dans cette image, au moment de s’asseoir à table, dans un fauteuil, en face de Cora.
— Est-ce que tu as bien dormi ? demanda poliment Cora.
Son visage était encore amolli par le sommeil. Elle absorba une nouvelle gorgée de la soupe.
— Non, répondit Ki fermement.
Elle souhaitait mettre un terme à ces phrases courtoises qui ne disaient rien. Comme une harpie, elle souhaitait tailler en pièces la chair de l’objet de ses griefs. Mais Cora sembla ne pas avoir entendu son ton.
— Moi non plus. La maison était chargée de rêves. Ils auraient dû être agréables, comme Nils nous l’avait demandé. Pourtant, un courant sombre a semblé couler toute la nuit, et a emporté mes rêves et mes pensées dans des eaux troubles. Je ne suis pas à l’aise. Mon esprit me dit qu’il y avait une affaire d’importance dont je ne me suis pas occupée, une chose nécessaire que j’ai oubliée. Mais je ne peux me rappeler aucun détail de ce que j’ai négligé. Cela me fait me sentir vieille, si vieille.
— Peut-être que je peux t’aider à te rappeler, dit Ki sans la moindre pitié. Je n’ai pas arrêté d’y penser, pendant toutes ces journées épuisantes. Cora, ta réconciliation est toute proche. Je souhaite être libérée.
Cora posa sa tasse, semblant remarquer la présence de Ki à table pour la première fois.
— Toute proche, mais pas encore achevée. Tu te souviens de notre accord.
— Bien sûr. Je m’en souviens autant que je le regrette. J’ai passé la matinée à préparer ma roulotte. Je désire partir.
— Ah... Et où iras-tu ?
— Je retournerai à ma vie.
Ki observa attentivement le visage de la vieille femme. Il ne cilla pas. Mais ses yeux brillants comme ceux d’un oiseau restèrent fixés sur les yeux verts de Ki, comme s’ils les sondaient pour y trouver quelque secret.
— Et qui partira avec toi ? l’encouragea-t-elle.
— PERSONNE ! explosa Ki. Pourquoi faut-il que nous tournions autour du pot et que nous finassions sur ce point ? A quoi riment toutes ces questions ? Je souhaite partir, Cora, pour reprendre ma route.
Cora ne se laissa pas décontenancer.
— J’espérais que tu pourrais trouver quelque chose, ou peut-être quelqu‘un, pour te retenir ici. Ça n’est pas arrivé ?
— Non. Rien. Et personne.
Ki ne fit rien pour dissimuler son dégoût du sujet.
L’expression sur le visage de la vieille femme se raffermit.
— Ki... Tu ne seras pas contente d’entendre ce que je dois dire. C’est pour ton bien. Je te garderai ici jusqu’à ce que je jugerai que nous nous sommes réconciliés avec les harpies. Il y a quelque chose ici pour toi, bien que tu n’ouvres pas tes yeux bornés pour le voir. Cela se sent au travail que tu accomplis tellement bien, et à la façon dont tu le fais. Je sais que tu es faite pour être l’une d’entre nous. Je le sens. Sven a fait de toi ma fille, et j’ai l’intention que tu le restes. Si seulement tu avais un peu de patience, Ki.
Ki se leva, le visage blême et le regard terrible. Les murs de la pièce semblèrent tournoyer et se refermer sur elle. Elle ne trouvait plus d’air pour parler et sentit les murs de sa résistance à Cora fondre comme de la brume. Les fils du raisonnement logique conduisant à son départ glissaient entre ses doigts.
— Laisse-la partir ! Elle n’a que du venin à offrir ! Non, je suis encore trop gentil ! Chassez-la, lapidez-la pour qu’elle quitte la vallée ! Son âme est un lieu sombre et terrifiant, plein de secrets qu’elle refuse de révéler, même quand elle dort ! Et vas-tu perdre un autre fils pour elle ?
Ki et Cora sursautèrent toutes les deux, se tournant vers Nils. Ce matin, il marchait comme le vieil homme qu’il était. Son visage était aussi hagard que s’il n’avait pas dormi du tout. Quand il atteignit la table, il posa ses poings sur le bord, les phalanges vers le bas. Il s’appuya lourdement dessus et son regard noir accusait tour à tour Ki et Cora.
— Elle ne souhaite aucunement être l’une des nôtres ! Elle a laissé la kisha sur la table sans y toucher, faisant fi de notre cadeau de communion ! Mais elle avait pris la liqueur du rite de Relâchement, donc elle ne pouvait pas me fermer entièrement son esprit. C’est un lieu sinistre, plein d’actes abjects et d’ambitions plus immondes encore. Ces choses trop atroces pour que j’y pense, elle les a accomplies ! Et son venin s’est répandu parmi vous. Je n’ai pas pu atteindre tes propres fils, Cora ! Seuls quelques membres de ta famille sont venus spontanément trouver mon remède onirique. Hollande était pressée, comme une enfant blessée qui veut qu’on la console. Lydia s’est débattue comme un beau diable, m’échappant quand je pensais l’avoir attrapée. L’homme sombre et sa sœur...
— Haftor et Marna, chuchota Cora.
— Marna est venue, mais sans entrain, comme un animal vient se faire harnacher. Haftor a arraché ses rêves à mon contrôle et les a modifiés, saisissant la moindre occasion de les mettre à l’envers et d’en examiner les coutures ignobles. C’est un esprit fort et sauvage. Il se souvient de choses que je croyais que nous avions effacées de lui, de choses qu’il vaut mieux oublier. Lui aussi est de ceux qu’il vaudrait mieux écarter de ta maison.
Cora porta une main à sa bouche, secouant la tête, les yeux accablés.
— Ne rejette pas mes paroles, Cora ! Tu m’as appelé ici, n’est-ce pas, pour rectifier les choses ? Et même toi, tu n’es pas indemne ! Unie comme tu l’étais à cette créature pervertie pendant cette parodie de rite, tu as pris sur toi l’essentiel de ses humeurs noires ! Toi aussi, Cora, tu étais fermée devant moi. Tu sais que tu l’étais ! Tu te tenais dans un coin sombre de ton esprit, un endroit que Ki a mis là, et tu m’en as refusé l’entrée, car toi-même tu n’entres plus en toi !
Cora aurait pu répondre à son discours, Ki aurait pu ne pas se retenir et le frapper, mais de l’extérieur de la maison vinrent les sons des cris rauques de Rufus. Les mots étaient inintelligibles, mais leur ton fit bondir Ki et Cora. Ki se rua vers la porte et l’ouvrit d’un coup. Cora était derrière elle, Nils sur ses talons.
Des gens accouraient de toutes les directions -des granges et des maisons, des champs – et tous se pressaient vers un bout du pré. Ki se mit à courir. Hollande posa un seau de lait et un panier d’œufs avant de traverser au trot la cour de la grange, puis le champ. Cora se déplaça plus vite que ses vieilles jambes ne le voulaient. Nils se hâta à sa suite.
Ki se fraya un passage entre l’amas de gens, jusqu’à l’endroit où se tenait Rufus, le visage rouge et furieux. A ses pieds se trouvait un tas sanguinolent d’os, de peau et de chair déchiquetées.
— Les harpies ! rugissait-il encore et encore.
Cora lui prit le coude.
— Ce taureau était le fruit d’une décennie de croisements ! Maintenant, regarde-le ! Maudites soient-elles ! Maudites soient-elles !
Un pouls violent palpitait et martelait sous sa tempe gauche. Il tenait ses poings serrés sur ses côtés et certains de ses cheveux noirs s’étaient détachés, en mèches sauvages et rebelles, de l’attache qui retenait le reste de sa chevelure. Sa poitrine se soulevait et retombait.
Hollande le regardait avec de grands yeux horrifiés et elle pâlissait encore en entendant ses blasphèmes. Ki ne disait rien, mais ses yeux étaient le reflet vert de la colère et de la haine de Rufus. Leurs regards se croisèrent au-dessus de la carcasse. Un éclair de compréhension passa entre eux.
Cora le gifla. Sa vieille main lui fouetta la joue et la bouche, faisant un bruit sec et fort dans le silence abasourdi. Lars, arrivant du champ, grimaça devant l’agression, mais Nils hochait la tête comme s’il brûlait de donner le même coup sur le visage féroce de Ki.
Rufus ne bougea pas. Sa tête ne cilla pas sur son cou tout en muscles tendus et en veines. L’empreinte de main ressortait en blanc sur son visage exalté. Un peu de sang perla de sa bouche, là où ses lèvres avaient été entaillées par ses dents. Rufus secoua lentement la tête à l’adresse de Cora. La colère était toujours maîtresse de ses yeux, mais sa voix était glacée.
— Crois-tu que tu peux me faire regretter mes paroles, mère ?
Il donna un petit coup à la carcasse affalée à ses pieds. Il formula tout haut la comparaison qui était dans l’esprit de chacun.
— Elles ont laissé plus de chair sur Sven et les bébés qu’elles ne l’ont fait sur mon taureau !
Encore ce bref contact visuel entre Rufus et Ki. Cora lui prit le bras, le secoua, mais son corps resta immobile. La plupart des gens arrivaient – le jeune Kurt, avec le petit Edouard qui galopait derrière lui comme un poulain ; Lydia, qui venait avec de la farine des mains jusqu’aux coudes, et des traces sur sa blouse là où elle s’était essuyée – toute la famille.
— C’est de votre faute si cela vous arrive ! s’écria Nils, dont la voix résonnait au-dessus de tous.
Il avait beau être plus petit qu’eux, il semblait tous les dominer pendant qu’il leur faisait la leçon d’un ton patriarcal.
— Vos blasphèmes vous ont coupés des harpies, les laissant affamées du tribut que vous n’étiez plus dignes de leur apporter ! La nuit dernière, elles ont senti la puanteur de vos mauvaises pensées, des rêves dépravés que vous avez faits, alors que vous auriez dû rêver de partage et de gratitude envers les harpies. D’où vient ta colère, Rufus ? N’est-ce pas de l’orgueil mal placé ? Tu voulais garder ton meilleur taureau pour toi, alors qu’il convenait de l’offrir aux harpies ! Tu n’as aucun droit d’être en colère. Elles n’ont fait que réclamer leur dû ! Regardez dans vos cœurs et ayez honte ! Vous êtes remplis d’égoïsme, vous négligez vos morts et vos devoirs envers vos ancêtres et les harpies. Vous êtes loin, bien loin de la réconciliation que vous cherchez. Les pensées, en vous, sont maléfiques et vos esprits sont contaminés par le poison que Ki a répandu ici ! Oui, Ki, je prononce ton nom. Regarde autour de toi ! Est-ce que tu te réjouis de la perversité que tu as commise, de la peine que tu as engendrée ?
Involontairement, Ki regarda autour d’elle. La tête de Hollande était inclinée et des larmes coulaient de dessous ses cils clos. Kurt et Édouard restaient au bord de la foule, déroutés par la querelle entre leurs anciens, apeurés à l’idée d’aller à leur père ou à leur mère. Lydia évita le regard de Ki. Lars détourna son visage de la scène. La plupart la regardaient avec des yeux qui concentraient toute la responsabilité sur elle. Cora observait Ki et l’amour, la douleur, et la colère étaient mélangés dans son regard qui transperça la jeune femme comme une épée. Le pire de tous était peut-être Rufus, qui lui renvoya son regard sans ciller et avec empathie. Il se redressa et prit la parole, brisant volontairement le sortilège de Nils.
— Amène-moi une pelle, Ki. Et prends-en une pour toi. Enterrons ensemble ce taureau qui nous aurait enfanté des veaux solides, de ceux qui ne meurent pas de la tremblote au printemps, mais qui grandissent pour devenir des bêtes en bonne santé, d’une grande fertilité et d’une longévité importante. Aide-moi à enterrer mes rêves, Ki. Aussi profondément que tu as enterré les tiens.
— Rufus vient de se proscrire de nos cérémonies ! Il est rejeté parmi nous, il n’est plus des nôtres que par sa nature d’humain ; plus jamais il n’étendra son esprit avec ses frères harpies.
Ki se demanda si quelqu’un d’autre remarquait le ton désespéré dans la voix du vieil homme. Les élans d’éloquence, son regard impérieux sur eux, les mains qu’il pointait pour accuser et agitait pour commander ; ce n’était pas suffisant pour terrasser complètement l’émotion provoquée par les paroles simples de Rufus. Quelques personnes commencèrent à s’éloigner de la scène. Ki sentait qu’ils échappaient à tout contrôle : ils voulaient éviter les dissensions, mais n’étaient pas influencés par le discours du vieil homme.
— Au nom de vos morts !
Les gens s’arrêtèrent et se retournèrent vers Nils. Ses yeux lui sortaient de la tête. Ses mains levées tremblaient. Tous étaient silencieux. Les yeux de Nils firent calmement le tour du cercle, s’arrêtant sur chaque visage. Quelques-uns s’agitèrent nerveusement quand ils croisèrent ce regard. Hollande le regarda avec des yeux avides. Marna courba la tête devant lui. Haftor le soutint avec fougue, plein de défi. Le vieil homme continua son inspection de la foule, évitant seulement Rufus et Ki. Il finit en plongeant dans les yeux de Cora. Elle sembla perdre toute substance et se ratatiner sur elle-même quand il la regarda.
— J’ai traversé tes rêves et j’ai vu que cela ne suffirait pas. Le poison s’est enfoncé en toi plus profondément que je ne le craignais. Si une de tes mains était atteinte par la gangrène, ne la couperais-tu pas de ton corps ? Est-ce qu’une plante ayant la rouille n’est pas arrachée puis brûlée, de peur que la maladie ne se répande ? N’enlèves-tu pas un animal contaminé de l’étable pour l’abattre et le brûler avant de perdre tout ton troupeau ? C’est ce que je dois faire maintenant. Et ceux d’entre vous qui sont sains et saufs doivent se montrer courageux, pour endurer la lame qui tranche le membre suintant, le fer qui cautérise la plaie infectée.
Les yeux de Nils lançaient des éclairs.
— Lydia ! accusa-t-il.
Elle sursauta et lâcha un demi-sanglot. Ses fines mains s’élevèrent sur le devant de sa blouse, s’agrippant comme de petits animaux cherchant un refuge.
— Quitte notre cercle. Ton orgueil et ton indépendance égoïste ont causé ta perte. Sois donc seule ! Puisque, tes rêves me l’ont dit, tel est ton désir. Ne prends plus conseil auprès de tes parents. Ils sont perdus pour toi. Rentre chez toi et réfléchis à cela !
Hébétée et sonnée, Lydia s’éloigna du groupe en titubant. Ki lança un regard noir à Nils. Comme un loup, il avait d’abord éliminé le plus faible du troupeau. Les pieds chancelants de Lydia trébuchaient sur les touffes d’herbe des prairies. Elle accrocha ses mains à son cou.
— Haftor !
Marna hoqueta tandis que son frère relevait la tête. Il serra rapidement et gentiment l’épaule de sa sœur, avec un étrange demi-sourire aux lèvres. Nils gronda :
— Tu ricanes, n’est-ce pas ? Tu te ris du poison qui ronge ton âme ? Comme tu fais bien peu de cas de la douleur de ta sœur, à l’heure de cette séparation ! Tu n’es pas tellement meilleur qu’un animal, dans ton désir de ne suivre que ta propre volonté. Pars !
Haftor se libéra doucement de la main de Marna qui s’accrochait à son bras. Il écarta gentiment sa prise de lui. La tête haute, il s’éloigna du groupe pour rattraper Lydia et lui prendre gravement le bras. Elle posa la tête sur son épaule et il supporta le poids de son corps. Il ne se retourna pas.
— Kurt !
Cora poussa un hoquet d’agonie. Hollande hurla. Mais le garçon se tint droit et provoquant, comme pour imiter l’exemple d’Haftor. Rufus se retourna lentement, stupéfait de voir son garçon se tenir soudain comme un homme.
— Tu es jeune, mon garçon ! fit Nils pour railler sa bravade. Personne ne s’en douterait en voyant ton visage, mais j’ai vu le mal dans tes rêves. Tu suis ton père. Tu aimes les troupeaux et les bêtes comme lui, méchamment, comme s’ils étaient tes enfants au lieu d’être de simples animaux. Quand tu as regardé le taureau mort, les flammes de ta colère se sont embrasées et étendues. Tu aimes ton père et tu détestes les harpies. Pars.
Bravement, Kurt s’éloigna du groupe. Il fit quelques pas. Puis ses épaules bien droites commencèrent à trembler. Rufus, les mains rouges du sang de son taureau, donnait l’impression d’avoir le cœur brisé pour son fils. Kurt se retourna. Des larmes avaient commencé à se frayer un chemin brillant sur son visage.
— Je suis désolé, mère. Mais seulement à cause de la douleur que tu ressens.
Il parla doucement, mais sa voix porta loin. Rufus s’écarta de la carcasse du taureau et alla jusqu’à son fils. Sa voix portait, elle aussi.
— Viens, mon fils. Aujourd’hui, nous allons enterrer nos rêves à la pelle, toi et moi.
Hollande s’écroula sur le sol en sanglots. Mais elle ne les suivit pas. Le petit Édouard s’accrocha à elle, apeuré. La bouche de Cora s’ouvrit. Elle poussa un simple coassement, mais n’articula aucune parole. Elle tendit ses vieilles mains tremblantes vers ceux qui partaient. Elle fit un pas chancelant. Nils attrapa ses deux mains tendues.
— Ne sois pas faible maintenant, Cora. Les harpies souhaitent que tu les rejoignes. Ne sont-elles pas déjà venues de leur propre chef prendre un tribut sur tes terres ? Leurs oreilles invisibles entendent nos cris muets, notre détresse due à la séparation. Purifie ton esprit. Relâche ce qui te retient en arrière. Ouvre-moi ton esprit, que je puisse crever cet abcès de poison que tu recèles.
Personne ne bougea. Nils plongea ses yeux droit dans ceux de la femme torturée. Celle-ci lui renvoya son regard, comme un oiseau fixant un serpent. La panique s’était emparée de son visage. Tous les poils s’étaient dressés sur le corps de Ki. Elle sentait le danger tourner autour d’elle et commencer à prendre forme. Non ! hurla-t-elle sans bruit et, sans comprendre comment elle y parvint, elle joignit sa force à celle de Cora. Elles se tinrent ensemble devant la porte noire que Nils cherchait à ouvrir. Ki sentit qu’il pressait son regard sur elle et que des mains invisibles attaquaient sa volonté. Le bourdonnement, dans ses oreilles, noyait tous les sons. La volonté de Cora commença à s’effacer, à se dissiper comme de la brume au soleil. Du plus profond de la gorge de Ki surgit un cri animal. Ses mains se crispèrent comme des serres. Ki s’avança vite, sans bruit.
Soudain Cora n’était plus là. Sa volonté avait disparu et avait emporté avec elle la porte noire qu’elle gardait. Ki recula, aussi assommée que si elle était rentrée dans un mur de brique. Elle ouvrit les yeux, surprise de réaliser qu’elle les avait fermés, et découvrit qu’elle n’avait pas bougé du tout. Cora était étalée aux pieds de Nils. Comme si tout était normal, il lui lâcha les mains et les laissa tomber comme des morceaux de bois.
— Le poison est profondément ancré en elle, psalmodia-t-il. Elle trouvera refuge dans la mort plutôt que de se laisser purifier. Cora est exclue des nôtres.
Nils s’éloigna. La foule s’agita, indécise, puis se précipita derrière lui, restant sur place un instant avant de s’écarter de part et d’autre du corps de Cora. Ki se retrouva à genoux à côté de Cora. Elle voulait tuer Nils, mais elle réalisa qu’elle n’avait pas le temps de s’en occuper pour l’instant. Les lèvres de Cora devenaient violacées et elles s’agitaient d’avant en arrière à chaque respiration. Ki saisit l’une des mains froides et ridées. Elle la leva jusqu’à sa joue. Les doigts raides se replièrent sur son visage. Cora était partie, elle n’était plus là. Ki hurla sans un bruit, sans un mot et plongea à sa suite.
Elle ne savait pas ce qu’elle faisait, ni comment elle le faisait. Un terrible pressentiment lui disait où chercher Cora. Elle était derrière la dernière porte, la porte noire au fond du couloir dans l’esprit de Ki. Cora avait enfin découvert l’aire ravagée, les harpies mortes. Ki la saisit et l’entraîna avec elle.
Ki nageait à présent au travers d’eaux profondes et chaudes. Elle tirait Cora, qui ne se souciait guère de la suivre et pendait entre ses mains comme un chaton mort-né. Ki lutta pour remonter, pour franchir les ignobles images tourbillonnantes, pour dépasser les harpies mortes qui revenaient sans cesse dans des poses différentes, chaque fois plus disgracieuses que les précédentes. Ki écarta le cadavre saccagé de Sven, et bouscula d’un coup d’épaule la harpie désarticulée au pied de la falaise. Le carnage de ses enfants flotta près d’elle, avec des yeux vides au-dessus des gouffres sanglants de leurs joues. Ki continua à patauger. Mais l’eau était profonde et infinie. Il n’y avait pas de surface vers laquelle nager, pas de sortie que Ki pouvait trouver.
Quelqu’un la pinça méchamment et lui flanqua une gifle qui lui renversa la tête. Ki hurla de colère et de douleur. Elle bondit sur Lars. Une bonne bourrade la projeta à la renverse sur l’herbe encore humide. Lars souleva le corps de sa mère, qui bougeait à peine.
— Parfois, seule la douleur peut t’aider à revenir, dit-il laconiquement.
Il se remit debout, portant Cora écroulée dans ses bras. Ki regarda autour d’elle, en pleine confusion. Personne n’était dans le champ. Elle se mit à trembler, saisie par un froid soudain et se sentant seule, si seule. Les bruits du matin s’engouffraient dans ses oreilles avec une clarté incroyable. Elle entendit le claquement sourd d’une pelle frappant le sol. Elle se tourna pour voir Rufus et Kurt qui arrivaient en courant de la grange et avaient abandonné leurs outils sur le sol, derrière eux.
— Vous devez avoir toutes les deux une affinité avec la communion. Normalement, un exploit de ce genre nécessite beaucoup de liqueur des harpies.
Ki se remit péniblement debout, titubant derrière Lars, qui parlait en marchant.
— Je me demande, poursuivit-il, si vous deux avez jamais été vraiment séparées depuis le rite.
— Les autres sont partis.
— Tu étais partie, toi aussi, depuis un petit moment. J’ai cru que vous étiez toutes les deux parties pour toujours. Nils a emmené les autres pour qu’ils méditent, jeûnent et se purifient. Il ne reste que nous, les proscrits.
— Nous, répéta Ki, comme pour mieux ressentir l’amertume de ce mot.
Lars plissa la bouche en l’entendant. Il finit par afficher un petit sourire fatigué. Rufus vint à leur rencontre et prit sa mère des bras de Lars. Ils se hâtèrent vers la maison. Ki, complètement oubliée, marchait lentement derrière eux. Elle était vidée de toutes ses forces. Elle avait l’impression qu’elle pourrait se laisser tomber dans l’herbe couverte de rosée et s’endormir pour toujours. Pourtant, il y avait en elle une étincelle qui bondissait soudain, une vivacité nouvelle. Elle était réveillée. Elle ressentait une brusque envie d’explorer le moindre recoin de son esprit, comme elle pourrait toucher son corps pour voir si quelque chose était cassé, comme après une mauvaise chute. Elle était de nouveau complète et avait repris le contrôle d’elle-même. Personne ne la dirigeait, sinon elle-même. L’indécision qui l’avait accablée ces derniers mois et l’impression d’engourdissement s’étaient évaporées. Cora. Ki articula le nom sans parler. Elle ne s’en était pas rendue compte. Elle se demanda si Cora, elle, avait réalisé ce qui se passait, si elle s’en était servie. Il était trop tard pour s’en préoccuper, maintenant. Elle alla en chancelant jusqu’à la grange, jusqu’à sa roulotte, sa cabine et son lit. Le sommeil s’empara d’elle.
Kurt n’avait pas osé entrer dans la cabine. À la place, il avait cogné bruyamment contre la porte, indiquant son empressement avec un martèlement frénétique. Ki traversa la cabine en titubant et fit coulisser la porte. Le visage de Kurt était pâle, à la lumière de la chandelle qu’il portait.
— Grand-mère veut te voir. Elle dit que tu dois venir maintenant.
Il serait parti au trot, avec la bougie et le reste, si Ki ne l’avait pas attrapé par l’épaule. Il se fit tout petit quand elle le toucha et Ki réalisa avec peine qu’elle devait lui sembler être un esprit étrange et menaçant. Même maintenant, alors qu’il était proscrit comme elle, il frissonnait encore quand elle le touchait. Elle ne le lâcha pas. Elle ne le laisserait pas avoir peur d’elle plus longtemps.
— Ne pars pas si vite, murmura-t-elle d’une voix douce. Je pourrais tomber dans le noir.
Il tourna des yeux grands ouverts vers elle. Puis il la guida hors de la grange et dans la cour obscure.
Ki était presque à la porte de la maison quand la présence de la nuit frappa son esprit. Elle avait dormi toute la journée. La grande maison était surnaturellement calme. Elle entra dans la salle commune et découvrit qu’elle était, elle aussi, plongée dans la pénombre. Le grand feu de la cheminée s’était éteint.
— Ils ne sont pas revenus, chuchota Kurt quand elle lui adressa un regard de surprise.
Ki lui serra doucement l’épaule, dans le but de le rassurer et le réconforter. Il faillit lâcher la chandelle.
La chambre de Cora était éclairée par de grands cierges blancs. Des bougies funéraires, pensa Ki. Les mains émaciées de Cora étaient pareilles à des serres sur la couverture. Ses cheveux étaient en désordre et ses lèvres trop foncées. Mais ses yeux s’ouvrirent quand Ki entra. Ils étaient toujours brillants, noirs comme un corbeau. Le corps pouvait peut-être faiblir, mais pas son esprit. Elle fit faiblement signe à ses fils quand ils se levèrent, chacun d’un côté du lit.
— Rufus. Dans le champ et amène l’attelage de Ki. Vite, souffla-t-elle d’une voix cassée qui n’était qu’un murmure, mais impératif. Lars, emmène Kurt. Ouvrez la grange et aidez à préparer la roulotte pour l’attelage. Ne prenez aucune lumière ! Et attention à ce Sigurd ! Il est toujours aussi hargneux que quand il n’était qu’un poulain. Ne faites pas de bruit !
Rufus partit, mais Lars resta encore, les yeux pleins d’inquiétude.
— Mère, tu es déjà malade et faible. Est-ce que tout cela ne peut pas attendre ? Tu veux congédier Ki au beau milieu de la nuit ? Elle était comme notre sœur, et comme ta fille...
— Imbécile ! coupa Cora.
Elle hoqueta, essayant de reprendre son souffle, et son teint empira encore.
— J’ai à peine assez de force pour ce que j’ai à faire, et tu veux me compliquer la tâche en parlant. Bien avant que tu ne comprennes sa valeur, j’ai aimé et respecté Ki. Et bien qu’elle ne l’admette peut-être pas, aucun autre amour n’a été plus sincère pendant ces derniers jours. Va, Lars. Emmène Kurt. Ce que j’ai à dire n’est pas pour vos oreilles.
Ils partirent à regret. Ki et Cora écoutèrent le bruit traînant de leurs pas d’éloigner. Cora rassembla ses forces. Ki s’approcha du lit et prit une des mains de Cora. Froide et immobile.
— Pas le temps, soupira Cora, dégageant ses doigts de ceux de Ki. Tu dois partir cette nuit et voyager vite. Franchis les montagnes. J’ai entendu dire que les harpies ne vont pas là-bas. Bientôt, elles sauront qui a tué la mère, qui a fait tomber la torche sur le nid. Le mâle exigera sa vengeance. Aucune harpie ni aucun humain de la vallée ne l’en empêchera. Tu seras pourchassée. Tu as peu de temps pour t’enfuir.
— Comment le sauront-ils ? insista Ki.
— Tout comme moi j’ai fini par l’apprendre, expliqua Cora avec une toux sans force. Eux aussi le savent sans savoir. C’est pour cela que je ne pouvais pas les faire t’accepter. Je me le suis caché, j’ai refusé de voir ce que tu m’avais montré. Je me suis dit que ces images violentes étaient ce que tu ferais sans doute si je ne te gardais pas ici, en sécurité, près de moi. Mais la vraie connaissance était là, me coupant des harpies. Je ne me réconcilierai pas avec elles. Si je le faisais, c’est moi qui te trahirais. Je ne pourrai jamais leur cacher cette information. Leur esprit est trop fort, plus fort que celui de Nils. Personne ne cache un secret aux harpies. Ki, si je le sais, d’autres le savent aussi. J’étais la plus proche de toi, ce soir-là. J’ai capté les images les plus fortes. Mais Marna était là aussi, et Hollande, et le petit Édouard. En toute innocence, ils vont te condamner à mort quand ils iront offrir leur prochain tribut aux harpies. Il n’y a aucun moyen d’empêcher que cela se produise.
— Après mon départ, demanda Ki à contrecœur, que va-t-il arriver ici ?
— Tu veux dire avec les harpies ? demanda Cora. Je ne pense pas qu’elles seront dures avec nous. Elles exigeront des tributs plus importants. Elles n’exerceront pas de représailles, je crois. Elles ne feraient pas de mal à Rufus, ni à Lars ou moi, car alors, qui resterait pour s’occuper des terres qui font vivre le bétail ? Les représailles, elles les réservent à ceux qui partent, ou qui parlent ouvertement contre elles. Comme Sven. Comme mon frère.
Ki marqua un recul sous l’impact des paroles de Cora.
— Haftor est au courant ? demanda-t-elle, incrédule.
— Il y était, répondit Cora en faisant un effort. N’était qu’un enfant, à l’époque. A chamboulé son esprit pendant un moment – il n’a pas parlé pendant longtemps – mais je l’ai sorti de là. Il en a gardé ce côté étrange... Et quand tu es venue, avec tes nouvelles, eh bien, il y a ce savoir en lui, quelque part, qui essaie de sortir. J’espère qu’il ne le fera jamais.
— Moi aussi, souffla Ki.
Elle se pencha, passant ses bras autour de Cora.
— La force que je prenais en toi me manquera, admit doucement Cora.
Elle repoussa gentiment Ki.
— Dans le placard, déclara-t-elle, gênée.
— Quoi ?
— L’argent, pour les terres de Sven. Tu dois le prendre.
Ki se redressa, baissant sur Cora des yeux stupéfaits.
Puis elle alla jusqu’au placard et l’ouvrit. Le sac en peau de cheval était lourd. Il fit des tintements quand Ki se retourna vers Cora.
— J’accepte ton argent pour les terres, Cora. Tu m’as payé un prix honorable. Par le passé, j’ai refusé l’amour que tu m’offrais, Cora. Maintenant, je le prends aussi, en te remerciant. Et toi, en échange, tu dois accepter le mien.
Ki souleva le sac et l’embrassa solennellement. Elle le posa ensuite au pied du lit de Cora. Elle sourit devant l’absurdité de la situation. Les yeux d’oiseau brillants de Cora étaient pleins de larmes. Ki lui fit un signe de la tête et quitta la pièce.
Ses adieux à Lars et Rufus furent courts et gênés. Il y avait trop de choses à dire. Et elles ne pouvaient pas être taillées pour être exprimées en mots. Les yeux dirent l’essentiel de ce que les langues ne pouvaient formuler. Rufus l’enlaça timidement, mais l’étreinte de Lars fut sauvage et difficile à quitter. Ki grimpa sur le banc de la roulotte, refusant de regarder Lars pleurer. Elle fouetta fort les rênes sur le dos des hongres pommelés. Quand elle se retourna, pas une lueur ne brillait dans la maison qui avait été celle de Sven.
La route était silencieuse, autour d’elle, et aucune lumière ne luisait dans les petites fermes qu’elle croisa. Mais quand ses chevaux arrivèrent au niveau de la maison de Marna, une petite silhouette piqua devant eux, tenant une bougie vacillante aussi infime qu’une luciole. Ki arrêta net l’attelage.
— Haftor ! appela doucement la voix de Kurt, puis la chandelle fut éteinte et Kurt fonça dans le noir.
Haftor se tint un moment, éclairé par les lampes, dans l’encadrement de la porte de la maison de Marna. Ki resta assise sans un mot sur la roulotte. Elle entendit un pas léger derrière Haftor et aperçut Lydia, pâle comme un spectre, qui vint se mettre, apathique, à côté de lui, portant un sac encombrant. Haftor le lui prit en lui disant des paroles, à voix basse, qui ne portèrent pas jusqu’aux oreilles de Ki. Il la repoussa gentiment dans la ferme, fermant la porte derrière elle. Il s’approcha d’un pas vif pour donner le sac de provisions à Ki. Elle le prit sans dire merci, ouvrit la porte de sa cabine et le posa à l’intérieur.
Toute parole serait déplacée. Ki était peinée de devoir partir en laissant tant de choses inachevées. Elle descendit lentement du banc.
— Je regrette que tout doive finir comme ça pour nous, bafouilla-t-elle.
Les yeux d’Haftor étaient comme des pierres de rivière, froids et sombres. Il emprisonna ses mains dans les siennes, les serrant si fort qu’il lui faisait mal.
— Ce n’est pas la fin, Ki. Tu ne peux pas échapper à cela si facilement. Cora ne pourra pas retenir un tel secret. Tu as tué ces harpies. C’est une dette qui ne peut se racheter que dans le sang. Ni le temps ni la distance ne pourront l’effacer. Les harpies n’abandonnent jamais une dette de sang. Et les hommes qui les servent non plus. Il faudra donner une vie.
Les yeux d’Haftor devinrent profonds et déments dans la pénombre. Ki tenta de s’écarter de lui, se sentant menacée par ses paroles et par la façon dont il les rugissait. S’il essayait de la tuer, Ki savait qu’elle n’aurait pas le courage de lui résister. Il avait donc compris. Comme Cora.
Il lut la peur dans ses yeux et comprit pourquoi elle se faisait petite devant lui. Il lui lâcha les mains.
— Elles ne le savent pas encore. Elles ne peuvent pas rassembler les morceaux comme je l’ai fait. Tuer une harpie par vengeance est une idée qui leur est trop étrangère. Ils voient les fragments, mais ne peuvent pas comprendre le tout. Mais Nils le fera. Au matin, il saura, et il n’y aura pas moyen de l’arrêter. Il voudra faire lui-même couler ton sang. Si les harpies ne te trouvent pas, Nils – ou un autre comme lui- le fera. Alors ne t’attarde pas.
Il se tourna vers sa roulotte et la surprit en grimpant sur la roue avant elle. Il prit les rênes et les fit claquer contre l’attelage. Les chevaux sursautèrent sous cette main inhabituelle et partirent aussi vite que des animaux de cette taille le pouvaient.
— Les routes seront surveillées, par des hommes dans les arbres et des harpies dans le ciel. Alors je vais te montrer un chemin oublié, couvert par la forêt, et si tortueux et cahoteux que tout le monde pensera qu’aucune roulotte ne pourrait passer là. Cela te prendra plus de temps de passer par ici. Mais personne ne t’y cherchera.
Haftor pressa les chevaux, commandant sévèrement à Ki de ne pas faire de bruit pour qu’il puisse écouter. Ki ouvrit la bouche, inquiète, quand il fit soudainement tourner l’attelage hors de la route vers un bourbier. Les sabots s’enfoncèrent et firent des bruits de succion pendant que les chevaux peinaient à avancer. Une fine pellicule d’eau recouvrait la boue et les roseaux à travers lesquels ils se frayaient un passage. La roulotte tressauta quand elle quitta la chaussée solide pour la mélasse du marais. Les roues s’enfoncèrent. Haftor fit claquer violemment les rênes sur les chevaux. Ceux-ci se penchaient et s’arc-boutaient dans leurs traces. Le courage de Ki déclinait aussi vite que les roues s’embourbaient.
— Tirez donc, maudis chevaux ! siffla Haftor dans un murmure résonnant.
Leurs têtes étaient baissées, leurs pattes avant penchées ; l’attelage se mit presque à genoux. La roulotte avança. Avec des à-coups et des sursauts sporadiques, elle traversa le bourbier jusqu’à une zone de gros graviers puis remonta sur de la mousse épaisse et des buissons broussailleux. Elle monta brièvement une petite pente puis ils redescendirent et Ki aperçut une longue rangée d’arbres sombres. Des herbes hautes et des buissons grattaient le bas de la roulotte. De grands arbres avaient poussé au-dessus de la route abandonnée et formaient une voûte, l’abritant du ciel nocturne.
— Le voyage sera difficile, la prévint Haftor en y engageant l’attelage. Il y aura peut-être des troncs en travers du passage, plus loin. Tu devras seulement les couper et utiliser l’attelage pour les dégager. Je sais qu’un torrent traverse à un endroit. Il ne devrait pas te poser trop de problèmes.
Il la serra avec fougue et l’embrassa avec brusquerie sur le côté du visage. Son bracelet en argent se prit un instant dans ses cheveux. Avant qu’elle ne puisse se remettre de sa surprise, il se dégagea et sauta de la roulotte. Il donna une claque à Sigurd sur l’arrière-train avant de s’écarter et le cheval effrayé partit, tirant sur son harnais.
La route avait été aussi mauvaise qu’Haftor l’avait dit. Les provisions qu’il lui avait données avaient été épuisées avant qu’elle n’atteigne une vraie route. Mais elle avait fini par quitter cette horrible piste, de cela elle était certaine – elle se souvenait d’avoir émergé de la forêt pour déboucher sur une route large et ensoleillée – et elle se demanda quelle obscurité l’entourait à présent, et d’où venaient ces cahots et ces balancements.
C’était le balancement qui la rendait malade. Elle ouvrit un peu les yeux, seulement pour entrevoir une blancheur qui défilait plus bas, loin devant son visage. Elle avait froid et était extrêmement mal installée, elle ne pouvait pas situer ses bras ni déterminer ce qui était arrivé à ses mains. Elle n’avait aucun souvenir d’où elle était, ni de ce qu’elle faisait. La substance blanche, sous elle, s’éleva brusquement, venant frapper son visage avec froideur. De la neige ! Elle recula sa tête autant qu’elle put et poussa un cri étranglé. Au bout d’un moment, le balancement cessa. Avec l’arrêt du mouvement, elle put détacher son corps de l’inconfort qu’elle ressentait. Ses cuisses, son ventre et sa poitrine étaient comprimés lourdement par quelque chose de chaud, de solide et de vivant. Sa tête était plus basse que le reste de son corps. C’est ce qui expliquait les palpitations qu’elle ressentait dans son visage. C’est tout ce qu’elle put comprendre. Les circonstances du reste de la situation lui échappaient encore.
Elle entendit la neige crisser derrière elle. Quelqu’un l’agrippa fermement par les hanches et tira jusqu’à ce que ses pieds touchent le sol. Ses mains étaient ligotées derrière elle, avec des liens lâches mais bien en place. Avec le changement soudain de position, elle découvrit qu’elle avait la tête qui tournait, bien trop pour tenir debout. Elle bascula sur le côté et fut rattrapée par des mains puissantes. Elle reprit son équilibre, le visage niché contre un tissu grossier.
— Sven ? demanda-t-elle sans voir, désorientée autant dans le temps que dans l’espace.
— Non, Vandien. Je suis désolé, mais c’était nécessaire. Je ne voulais pas le faire, mais tu ne m’as laissé aucun choix. Comment va ta tête ?
Elle lui faisait mal. Cela n’avait aucun sens, mais elle lui faisait mal. Elle essaya de lever une main pour la porter là où la douleur l’élançait, mais cela lui rappela qu’elle avait toujours les mains attachées.
— Détache-moi.
Elle sentit Vandien secouer la tête. Elle était toujours appuyée contre son manteau et parlait contre sa poitrine. C’était humiliant, mais elle savait que sans son soutien, elle tomberait.
— On parle d’abord, on détachera ensuite. Je veux être certain que tu comprennes mes raisons et que tu n’essaieras pas de me tuer.
— Avec quoi m’as-tu frappée ?
— Pour ce que cela importe... C’était avec une pierre. Au moment où tu étais assise sur moi et que tu avais l’air de peut-être vouloir m’expédier dans l’autre monde, ma main est tombée dessus. Elle est restée dans ma poche depuis lors. Ki, crois-moi, j’espérais ne jamais avoir à m’en servir. Mais tu es obstinée, tu es la personne la plus têtue que j’aie jamais rencontrée.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que tu vas faire de moi ?
— Après t’avoir frappée, je t’ai mise sur Sigurd. Il ne m’aime pas trop, j’en ai peur, et a fait de son mieux pour me piétiner, jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il ne pourrait pas m’écraser sans t’écraser aussi. La bosse de glace m’a aidé : j’étais au-dessus de lui. Sigmund est une bête plus raisonnable. De plus, ils étaient tous les deux encombrés par leur harnais. Une fois chargées les provisions, j’ai tranché les attaches avec la roulotte et je les ai fait partir. Nous avons bien avancé.
Il s’interrompit, attendant une réponse, mais Ki ne dit rien.
— J’aurais pu te laisser là-bas, tu sais. Ça aurait été beaucoup plus simple pour moi. Mais je ne l’ai pas fait. J’ai l’intention de te faire sortir vivante de ce col. J’ai l’impression qu’en faisant cela, je te rembourserai ce que je te dois. Même si je le fais contre ton gré. Pour l’instant.
Confusément, elle sentit ses mains qui tâtonnaient au niveau de ses poignets. Une cordelette tomba dans la neige. Vandien se baissa et récupéra sa corde à histoires. Les mains et les bras de Ki fourmillèrent bizarrement quand elle les ramena devant elle et se frotta les poignets.
Dès qu’elle sentit qu’elle pouvait le faire sans tomber, elle s’écarta de son torse et se redressa. Elle palpa doucement le côté de sa tête, lançant toujours des regards pleins de rancœur à Vandien. Il y avait une bosse gonflée, mais pas de sang. Pourtant, le simple fait d’y toucher lui donna la migraine et la mit dans les vapes. Vandien tendit une main pour la soutenir pendant qu’elle vacillait, mais elle la repoussa et prit plutôt appui sur l’énorme épaule de Sigurd. Sigurd tourna la tête en arrière par curiosité et lui lança un regard voilé de reproches. Elle lui flatta l’encolure pour le rassurer.
— Ce sont des bêtes étranges à monter. Elles n’ont rien contre, mais sont assez larges pour fendre un homme en deux. Parvenir seulement à monter sur le dos de Sigmund sans glisser de l’autre côté m’a pris un certain temps. Même avec la bosse de glace.
— Je retourne à ma roulotte.
— Ne sois pas bornée, Ki. La nuit tombe déjà, et ta roulotte est à des heures en arrière, sur la pire partie de la piste. Et elle est dans l’ombre des Sœurs. De plus, j’ai toujours ma pierre. Allez, fais-toi une raison, comme je l’ai fait quand tu m’as vaincu avec ton couteau. Est-ce que tu as besoin d’aide pour monter sur le cheval ?
— Sans ma marchandise, je n’ai aucune raison de vouloir passer de l’autre côté du col.
— Ah, ta marchandise. Un instant.
Vandien ouvrit grand son manteau et fouilla dans sa chemise. Il en sortit la bourse de cuir et la fourra dans la main de Ki.
— Tout y est, si tu veux vérifier. Je l’aurais bien mise dans ta chemise, mais j’avais peur qu’elle retombe dans la neige. Ta position de monte n’était pas ce qui se fait de mieux.
Ki serra la bourse contre sa poitrine et pressa son visage contre la robe chaleureuse de Sigurd. Il remua un peu, intrigué par son comportement, mais ne se déroba pas sous son poids. Elle resta silencieuse. Derrière elle, dans la neige, Vandien se déplaçait, mal à l’aise. Le sourire qu’il avait tenté de faire disparut de ses lèvres. Elle l’épia par dessous son bras. Il avait l’air vaguement honteux, mais surtout fatigué. La nuit dernière, elle avait songé à le tuer. Aujourd’hui, il lui avait cogné la tête, avait abandonné sa roulotte et fait de mauvaises blagues sur le sujet après coup. Elle aurait souhaité l’avoir tué. Elle découvrit qu’elle voulait seulement qu’il comprenne.
— Rom était le nom du grand cheval noir de Sven. Rom arrivait à peine à l’encolure de Sigurd, mais c’était un étalon et il martyrisait les hongres sans pitié. Sven et moi avions l’habitude de plaisanter à ce sujet autour de notre feu.
Vandien s’approcha pour mieux distinguer ses mots étouffés, mais ne fit aucun geste pour la toucher.
— Les chevaux pommelés étaient un cadeau de Sven, tout comme la roulotte, qu’il a fabriquée de ses propres mains, selon nos besoins. C’est dans cette roulotte que j’ai connu Sven en tant qu’homme pour la première fois. J’ai donné naissance à mes deux enfants à l’intérieur, avec les mains adroites de Sven pour m’aider à traverser cette épreuve. Nous menions notre vie comme les Romni le font, mais nous n’étions pas des leurs. Parfois, il montait Rom à côté de la roulotte, chantant en chevauchant avec une voix pareille au vent. Et parfois, il mettait sa petite fille sur la selle devant lui et notre fils s’accrochait derrière lui. Puis ils se moquaient de la lenteur de mon attelage, et filaient loin devant la roulotte, hors de ma vue, pendant quelques minutes, puis revenaient au galop, riant et criant de me dépêcher, de venir voir le paysage qui attendait au prochain virage. « Occupe-toi de ta roulotte, vieille escargote ! » m’a-t-il crié avant de partir au galop devant moi sur la route de Khaddam, après Vermineville. Ils riaient tous les trois, et leurs cheveux clairs volaient derrière eux et s’emmêlaient. Ils grimpèrent une côte et franchirent une colline. Je les ai regardés partir ensemble.
Le silence se prolongea, s’étira puis se mêla au froid. Vandien s’éclaircit la gorge.
— Ils ne sont jamais revenus ?
— J’ai trouvé des morceaux d’eux quand je suis parvenue au sommet de la côte. Seulement des morceaux, et ils n’étaient plus que de la viande séchant au soleil, Vandien, rien que de la viande en plein soleil. C’était l’œuvre de deux harpies.
Elle tourna vers lui des yeux malades, attendant de voir s’il changeait de visage. Mais il avait les yeux fermés. Ki déglutit.
— Je les ai poursuivies, Vandien. J’ai grimpé jusqu’à leur aire. J’en ai tué une moi-même, par accident, raconta Ki d’une voix qui montait dans les aigus. J’ai brûlé le nid et les œufs, et j’ai mutilé le mâle pour toujours. J’ai mis un terme à ce qu’elles étaient. Mais ça n’a rien changé ! Les miens n’étaient toujours que des bouts de viande au soleil.
Elle s’étrangla, et Vandien crut entendre un son pareil à la mort de tous les rires.
— J’ai enterré un grand cheval noir, un homme et deux enfants dans un trou pas plus large que le banc de la roulotte. Les harpies ne laissent pas grand-chose quand elles mangent, Vandien. « Occupe-toi de ta roulotte, vieille escargote ! » disait-il toujours. J’emporte ma maison avec moi. Je retourne à ma roulotte.
Elle saisit la crinière de Sigurd et essaya de se hisser. Son corps refusa. Vandien la prit par les épaules et la fit gentiment tourner.
— Demain, alors. Quand nous aurons de la lumière. Le vent se lève de nouveau et les chevaux sont épuisés. Reste ici. Je vais tasser la neige entre la falaise et la trace de ce foutu serpent. Tout ira bien.
Ki n’avait pas la force de discuter. Elle ne le regarda même pas. Elle parcourut des yeux les environs, mais il n’y avait pas grand-chose à voir, dans la lumière déclinante. Sa roulotte était loin derrière, hors de vue derrière une courbe ou un pli de la montagne. Elle ne pouvait pas voir les Sœurs non plus. L’éternelle paroi rocheuse s’élevait d’un côté, les chevaux et elle se tenaient sur la trace de serpent et, de l’autre côté, la montagne tombait à pic. Tout en bas, dans la vallée, il y avait des points plus foncés qui étaient peut-être des buissons qui affleuraient sous la neige. La lumière était presque morte. Il n’y avait plus de couleur nulle part.
Elle tourna lentement sa tête endolorie. Elle l’élançait et le moindre mouvement brusque était comme un coup de marteau. Vandien déchargeait les chevaux. Sigmund l’avait laissé enlever le sac d’avoine qu’il portait, ainsi que les ballots aux formes étranges que Vandien avait faits avec les couvertures usées. Mais Sigurd était d’humeur hargneuse. Ses grosses dents jaunes se refermèrent habilement et sans dégâts sur le tissu du manteau de Sven.
— Sigurd ! lui reprocha-t-elle instinctivement.
Il pencha la tête d’un air piteux et se laissa toucher par Vandien. Celui-ci ne sembla pas remarquer l’intervention de Ki. Elle prit conscience qu’il parlait tout seul, débitant un monologue à peine plus audible que le sifflement du vent.
— ... laissé le bois pour prendre l’avoine. Donc pas de feu, et pas de thé. Je n’ai pas pris la bouilloire. Mais j’ai pris la viande salée et le poisson séché et les autres choses qui, à mon avis, devaient être précieuses pour toi : un peigne en argent, un collier de pierres bleues et une tunique propre – sans doute rien de ce qu’il fallait. Mais nous reprendrons le reste demain. Ou nous mourrons en essayant de le faire.
Il ajouta cette dernière remarque d’une voix si basse que Ki n’était pas vraiment certaine de l’avoir entendue. Il avait tassé la neige à un endroit. Il répandit de l’avoine pour les chevaux, le double de ce que Ki leur donnait habituellement. Il avait étalé l’édredon en daim laineux sur la neige, juste à côté de la paroi verticale de la montagne. Il s’approcha de Ki pour la conduire jusque-là. Elle s’assit dessus sans rechigner. Sa passivité semblait le perturber. Ki aurait pu lui dire que ce n’était que de la douleur et de la fatigue. Mais cela lui aurait demandé trop d’efforts. Il aurait bien pu être l’homme d’une harpie, ou bien même une harpie en personne, ce soir. Cela ne changeait rien pour elle. Elle n’avait plus aucune force.
Elle refusa la nourriture qu’il lui offrit. Elle vit que cela le bouleversait et sentit une vague sympathie pour le remords qu’il éprouvait. Ki connaissait bien les remords. Ils faisaient de piètres compagnons. Elle s’affala sur l’édredon en daim laineux, roulée en boule. La bosse de glace fournissait un petit abri contre le vent. Les chevaux le savaient et ils étaient déjà venus se mettre à l’abri. La falaise qui s’élevait à côté d’elle donnait à Ki une illusion de refuge. Elle ferma les yeux. Elle sentit et entendit Vandien la recouvrir du manteau le plus grand et le plus épais. Puis il se glissa dessous avec elle, blottissant son corps contre le sien, plaçant son ventre contre son dos.
— Pour la chaleur, murmura-t-il, mais Ki ne s’en souciait guère.
Le vent faisait tomber sur eux des flocons qui tournoyaient. Ki mit la tête sous l’abri du manteau. Elle sentit le manteau, au-dessus d’elle, qui s’alourdissait de neige, elle sentit la chaleur s’accumuler grâce à l’isolation supplémentaire. Ki se faufila vers le sommeil comme un chiot aveugle cherchant à tâtons le lait de sa mère.
Son esprit avançait à l’aveuglette. Elle était réveillée, à présent, donc elle avait dû dormir. Sven l’appelait. Sa voix était lointaine. Elle semblait distante au travers du bourdonnement dans ses oreilles. Mais c’était Sven. Le doute disparut de son esprit. Elle connaissait la moindre intonation de sa voix adorée. Elle lutta pour sortir du sommeil. Elle se sentit intriguée par l’obscurité chaude que ses yeux découvrirent. Elle repoussa le lourd manteau d’un geste de colère. La neige lui tomba froidement sur le visage et le cou. Elle cracha et se redressa pour s’asseoir dans une congère. Les chevaux, protégés par leurs couvertures, la regardèrent, les oreilles dressées de surprise, voyant Ki surgir soudain d’un tas de neige. Elle leur adressa un sourire et se leva.
— Ki !
La voix était plus nette maintenant, venant de plus près. Sven s’avançait vers elle. La neige ne lui offrait aucune résistance. Elle ne le ralentit même pas. La petite Rissa était joyeusement brinquebalée dans ses bras. Lars, avec sa chemise bleue qui claquait derrière lui, faisait de son mieux pour suivre l’allure des grandes enjambées son père. Il s’accrochait de toutes ses forces à une des mains de Sven et, de temps en temps, faisait un pas gigantesque en se balançant pour gagner du terrain.
Les mains de Ki se portèrent à ses joues en signe de stupéfaction joyeuse.
— Sven, où sont leurs manteaux ? Les enfants ne sont pas habillés pour sortir dans la neige !
Elle tenta d’avancer vers eux en levant bien les jambes. Mais elle s’enfonça et se débattit dans la poudreuse. Elle collait à elle et l’empêchait d’avancer. Il était plus facile de rester immobile et de les laisser venir à elle. La joie la submergeait, balayant toutes les questions.
— Ils vont bien ! se moqua Sven. Ce sont de solides petits mioches romni, ces deux-là.
Il secoua gentiment Rissa et elle couina de ravissement. Ki se gorgeait de leur présence, enivrée par le son familier du gloussement de sa fille. Elle se demanda pourquoi elle s’était sentie si seule, sans eux, pendant si longtemps. Ils avaient été là, tout le temps, attendant qu’elle vienne. C’était simple. Elle se tenait là, avec un sourire stupide, et Sven posa Rissa par terre pour ouvrir ses bras à Ki. Elle fit un pas vers lui.
Elle fut projetée sur le côté, s’effondrant dans la neige, tombant, le côté meurtri de sa tête dans le froid glacé. Elle étouffait dans la poudreuse, s’étranglait. Elle se remit difficilement sur ses pieds, se demandant quel genre de jeu c’était. Sven avait été trop brutal : il aurait dû savoir à quel point il était grand et fort, comparé à elle. Elle reprit son équilibre, titubant à peine.
— Sven ! lui reprocha-t-elle doucement.
Les enfants riaient. Il secoua la tête d’un air désolé et eut un petit grognement réjoui. Il avait voulu s’amuser, s’ébattre pour jouer dans la neige. Elle le comprenait, à présent. Elle lui fit un sourire indulgent et s’avança vers lui.
— KI ! hurla quelqu’un.
Elle ne se retourna pas pour voir. Si Sven était devant elle, alors qui d’autre y avait-il au monde ? Puis ce fut au tour de Ki de hurler quand Vandien l’écarta d’un coup d’épaule en chargeant, puis plongea son petit couteau dans la poitrine de Sven.
Sven le jeta de côté, ne lui prêtant aucune attention, et Ki vit le sang gicler du visage de Vandien là où les doigts de Sven l’avaient touché. Elle ne comprenait pas, mais Sven souriait toujours et lui faisait signe de le rejoindre. Elle agita la tête, essayant de débarrasser ses oreilles du bourdonnement. Cela ne fit qu’empirer la douleur du côté blessé de sa tête. Elle avait froid maintenant, en plus. Quand Sven l’avait poussée, taquin, par terre, son manteau s’était fendu en grand. L’air froid s’infiltrait. Mais les bras de Sven seraient chauds quand ils l’étreindraient.
— Longtemps, nous t’avons attendue, mère ! appela Lars.
Ses mains se tendirent vers Ki, agrippèrent son manteau.
Dans son impatience, en souriant, il tira et la fit tomber à genoux, déchirant son manteau comme un sac pourri entre ses mains. Ki les regarda, intriguée par leur véhémence. Mais ils souriaient et souriaient encore.
Soudain, Sven et les enfants trébuchèrent. Vandien venait de sauter sur le dos de Sven par-derrière. Du sang lui couvrait la moitié du visage.
— Harpie ! rugit-il en enfonçant ses doigts dans les yeux de Sven.
Ki poussa un cri d’alarme et se releva d’un bond pour aider Sven à faire tomber le fou furieux.
Mais Sven s’en débarrassa sans le moindre effort. Vandien percuta le sol neigeux, roulant sur lui-même et creusant un sillon, emporté par l’élan de sa glissade. Sven retira le couteau de sa poitrine d’un geste dédaigneux et le laissa tomber dans la poudreuse. Aucun sang ne coula. Ki leva les yeux vers son visage quand il se baissa vers elle, à portée de sa bouche, pour l’embrasser. Il y avait une puanteur à côté, une puanteur terrible qui diminua au moment même où Ki la remarqua. Sven était si proche, comment pouvait-elle penser à une odeur, même si c’était une odeur qui lui rappelait...
— Mort, Ki ! Sven est mort ! Vas-tu appeler une harpie par son nom ! Par le Faucon, Ki, c’est une harpie !
Vandien était revenu, chancelant furieusement, fouettant Sven et les enfants avec la boucle d’une lanière du harnais. Il pleurait et hurlait de terreur. La boucle frappa Sven dans la bouche, mais il souriait encore. Sur la tempe, et il souriait encore, tendant ses bras forts et épais pour emmener Ki avec eux, pour l’attirer contre ce long torse bleu et ce bec de tortue béant qui allait lui perforer le sommet du crâne.
Ki hurla. Elle tomba à genoux et rampa pour s’éloigner d’eux.
— Maman, maman ! appela Rissa.
Mais sa voix était trop aiguë, trop mielleuse dans sa trahison, et cette chemise bleue de Lars n’avait plus été que des loques de chiffon rouge enroulées autour de chairs ensanglantées quand Ki l’avait enterrée à côté de la route ; et Sven n’avait jamais, jamais eu cette odeur, pareille à une charogne et de vieux os, à des lambeaux de viande sur des os jaunes. Haftor avait dit qu’elles n’abandonneraient jamais et cela recommençait, une harpie bleue meurtrie titubait en la suivant, les ailes à demi déployées dans une pause figée par des tissus cicatriciels, aveugle d’un côté du visage ; les tissus de sa poitrine et de ses jambes calcinés comme de la viande rôtie réduite jusqu’aux tendons sur un feu brûlant congelés sur son torse d’oiseau si haut. Les petits bras cinglèrent vers Ki quand sa main trouva le couteau et attrapèrent ses cheveux. Elle se libéra, et sa chevelure s’arracha de ses nœuds de veuve.
— Sven ! rugit-elle et, pendant une seconde de plus, elle le vit et ce fut une agonie infernale de plonger cette lame dans son torse nu, si large et si beau devant elle.
Alors il devint racorni et bleu ; Vandien était en train de rouer de coups l’oiseau monstrueux, comme un dément, hurlant inintelligiblement pendant qu’il employait la boucle pour projeter sur la neige de longues gerbes de petits bouts de peau bleue, d’éclats d’os pâles et de sang, rouge comme celui d’un humain. La harpie s’écroula comme un navire en flammes sombrant dans la mer blanche, son crâne d’oiseau brisé. Et Vandien continua à brailler jusqu’à ce qu’il doive soudain s’arrêter. La boucle était retombée, inanimée, dans la poudreuse. Il regarda la lanière ensanglantée comme si c’était un serpent, les yeux pleins d’effroi. Son corps fut pris d’un spasme pendant qu’il haletait, le souffle court et violent, dans l’air gelé. Le mouvement de son corps projeta des éclaboussures de sang de son visage.
Ki recula devant tout cela. La harpie ne bougea pas. Mais Vandien si. Il trembla, pleura et chancela dans la neige. Du sang coulait à gros bouillons de son visage. Les serres de la harpie avaient ouvert une entaille qui commençait entre ses yeux et traversait le haut de son nez jusqu’au coin de sa mâchoire. Son visage était dévasté.
— Ki, appela une voix, et elle se retourna pour voir l’endroit où Haftor gisait, mourant, dans la neige.
Ses yeux noirs étaient grands ouverts, pleins de démence. Elle n’osa pas approcher, malgré la façon dont ses bras se tendaient vers elle, implorants. Haftor vacilla et l’esprit de Ki se tordit, comme ses oreilles bourdonnaient de plus en plus fort. Elle constata qu’elle s’était trompée. C’était Rissa, meurtrie et blessée, mais bien vivante et l’appelant.
— Rissa ! murmura Ki.
Elle tomba à genoux près de l’enfant.
— Tu m’as tuée, maman, geignit Rissa d’une voix pathétique.
— Non, gémit Ki.
Elle tendit la main pour caresser sa petite joue si douce. Mais avant qu’elle ne puisse toucher la peau pâle, l’enfant tourna au bleu. Les yeux de la harpie lui lancèrent un ultime éclat tournoyant et moqueur, puis se figèrent. Ses petites mains bleues tombèrent sur sa poitrine, vides.
Les deux grandes jambes griffues de la harpie furent prises d’un spasme soudain. Brusquement, le bourdonnement dans les oreilles de Ki cessa. Elle vit, comme pour la première fois, l’énorme cadavre bleu effondré sur la neige, les chevaux effrayés, un peu plus loin sur la piste, et Vandien qui tombait à genoux, les yeux aveuglés par la douleur et l’horreur.